Jusqu'au jour où son conjoint disparut "des suites d'une longue maladie" dit-on pudiquement. Tout à coup son élan fut coupé, elle se replia sur elle, resta dans son lit presque prostrée, laissant ses enfants s'éloigner pour éviter qu'ils ne souffrent de la voir ainsi. Elle espérait disparaitre de notre monde discrètement, sans témoin c'était un acte personnel qui devait être mené avec la pudeur de la circonstance. Les anti-dépresseurs n'y changèrent rien. Elle, qui rayonnait de sa rondeur, ne dépassait plus quarante kilos. Je compris que tant que nous ne saurions pas le motif de sa décision elle poursuivrait sa démarche, et j'avais le devoir de respecter sa volonté.
Jusqu'au jour où un de mes enfants eut comme sujet d'exposé: "Attitude d'une population à l'égard d'une minorité en temps de guerre ou de paix", il aurait pu prendre les indiens d'Amérique, les émigrés russes au début du XXè siècle, mais il choisit un modèle qui lui semblait plus exemplaire: " la France et les juifs entre 39 et 45".
Comme tous les parents, il me fallut apporter une contribution à ce devoir, et lorsque j'allai rendre visite à Mme Z ..., ashkénaze de grande culture dont les deux bibliothèques débordaient de livres, je ne pus m'empécher de lui demander si elle pouvait m'aider à trouver une approche originale, si elle pouvait me laisser photocopier quelques documents dont la production serait plus puissante que le procès de Vichy et du trio: Pétain Laval Papon. Sa réaction fut immédiate , elle hurla en demandant qu'on la laisse tranquille, j'acquiesçai et lui présentai mes excuses avant de partir.
Deux jours plus tard elle me rappela. En arrivant je constatai un changement, la patiente était légèrement maquillée et assise dans son fauteuil, elle tenait dans ses mains un livre, celui qui énumérait tous les juifs disparus pendant la guerre, elle me le tendit et me remercia de mon action en m'indiquant : " Je crois que je pourrai vous parler la semaine prochaine". À sa demande je revins, elle était encore bien maigre mais habillée, ce qui représentait un immense effort pour elle. Et elle m'expliqua tout. À la mort de son mari elle avait décidé de dépasser ses anciennes cicatrices, de tourner ces pages noires de l'histoire pour ne pas leur être enchainées, de libérer ses petits enfants de cette horreur pourtant indélébile, et elle avait jeté son étoile jaune tant de fois décousue et recousue, sa carte d'identité où le mot JUIF était tamponné en rouge, mais quelques semaines plus tard ces traces effacées en avait fait une coupable envers l'Histoire, coupable de n'avoir pas transmis à ceux qu'elle voulait épargner. Je lui expliquai que l'Histoire n'avait pas besoin de ces preuves, et que si la Shoah était le prolongement des ghettos et pogroms, elle marquait leur fin de façon formelle. Que dans l'histoire de l'humanité à partir de la Shoah plus jamais un holocauste ne pourrait être revendiqué ou toléré ou prescrit.
Alors pourquoi évoquer cette histoire?
Parce qu'aujourd'hui, lendemain de Kippour, une patiente m'a apporté sa carte d'identité, montrant que les témoignages ne manquaient pas. Cette pièce d'identité fut réalisée en juin 1944, lorsque les déportations continuaient (comme pour les élèves de l'école rue Grandville à Saint-Mandé, élèves qui ne sont jamais revenus), vous remarquerez la photo de profil et au milieu en haut, poinçonnées pour les rendre indélébiles les quatre lettres: JUIF. La patiente m'a indiqué que malgré ses 18 ans en tant que juive elle ne pouvait sortir que de 8 heures à 20 heures, que dancings et cinémas étaient impossibles, que seule la dernière voiture du métro lui était réservée, et qu'en cas d'alerte la nuit elle ne pouvait descendre aux abris ...
Alors pardon.
Je dédie ce texte à Mme Z... qui nous a quitté en 2005.